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La transition écologique implique-t-elle un changement de valeurs ?

L’interview avec ERWAN LECOEUR, sociologue, politologue, chercheur associé au Laboratoire Pacte et enseignant à Sciences Po.

Mars 2022

Charlène MILHEIRO : 60% d’entre nous sont victimes d’une dissonance cognitive, on veut le changement mais on n’est pas prêts à changer. En quoi la valeur du courage pourrait-elle être une solution pour se détacher de ses influences et amorcer un changement social durable ? 

Erwan LECOEUR : C’est une des choses que j’essaie de poser régulièrement dans les conférences ou autres interventions que je peux faire. C’est cette notion de dissonance cognitive qui nous permet de comprendre quelque chose que vous comprendrez aisément.  Nous avons une opinion publique qui déclare à 85% environ que l’environnement est extrêmement important, qu’il faut changer nos comportements. Mais seulement 15% le font, ce qui nous laisse 60% de gens qui ne font pas ce qu’ils disent. Cette notion de dissonance cognitive, que l’on étudie en psychologie sociale depuis les années 1950, c’est le fait d’avoir une opinion sur quelque chose et de se comporter autrement. Cela fait une dissonance, on ne fait pas ce qu’on dit.  Pour résoudre cette dissonance, c’est ça qui est intéressant, on ne va pas forcément agir mieux, car ça a un coût social extrêmement fort, notamment sur l’environnement. Le fait d’adopter des attitudes qui seraient environnementalement tout à fait compatibles a un coût social très fort, car ça demande du courage. Ça demande de rentrer dans une minorité active et agissante, alors que tout le monde va vous regarder en disant : “Tu ne peux pas arrêter de prendre la voiture”, “Tu ne peux pas arrêter de manger de la viande”, … Pourquoi disent-ils cela ?  Le coût du changement de comportement et donc à terme du changement d’attitude (voter à gauche, d’acheter des produits différents, …) est de se mettre en désaccord avec la majorité, avec le conformisme, qui sont des manières “normales” de vivre, d’être reconnu par le plus grand nombre, où on fait en général “comme tout le monde”.  C’est une forme de courage que de sortir de ce conformisme, de cette obéissance à l’autorité, à ce qu’on nous a raconté jusqu’à là, et de dire “Moi, je vais mettre mes actes en relation avec mes opinions réelles.” Ces opinions sont que l’écologie est très importante, et d’aller jusqu’au bout, pour devenir une Greta Thunberg bis. Et voyez bien, Greta Thunberg est l’exemple d’une génération en ce moment, elle a énormément de courage par rapport à tout ce que les médias racontent sur elle. Il faut du courage pour devenir un membre de la minorité active qui fait bouger les choses.  Parce que toutes les sociétés évoluent grâce aux minorités actives et pas seulement grâce aux individus, même si les individus doivent se coaliser, et pas grâce à l'Etat ni à la société en général. Ce sont toujours des groupes de minorités actives plus ou moins courageux, plus ou moins actifs, plus ou moins solidaires entre eux, qui vont modifier les choses. 

Abdelmadjid NAIT AMAR : Comment réussir à faire intégrer au plus grand nombre la notion d'un changement de paradigme dans la mesure où la France n'est responsable qu'à hauteur de 1% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, et qu'in fine elle ne se sent pas nécessairement responsable ?

Erwan LECOEUR : La France, en effet, ne représente qu’environ 1%, mais elle représente aussi très peu de monde sur la surface de la planète, donc d’une certaine façon, elle pourrait se dire “c’est pas nous qui devons commencer”.  Je vous fais noter une chose, c’est qu’à titre individuel nous avons le même type de raisonnement qui est qu’en fait “c’est pas moi qui doit commencer, c’est d’abord les grandes entreprises, d’abord l’Etat, d’abord les gros consommateurs”, sauf qu’à l’échelle mondiale, nous sommes les uns et les autres déjà des gros consommateurs (vous un peu moins parce qu’à priori à votre âge, vous consommez moins que des gens qui ont plus d’argent). Mais en gros, quelqu’un qui a plus de 3000 euros par mois, est déjà un très gros consommateur qui fait partie des 10% qui sabotent le plus la planète à l’échelle internationale.  Premier type de réponse : en effet, dans la façon dont on va mettre à distance l’opinion qu’on a sur un sujet pour changer d’opinion parce que c’est ce qui va coûter le moins cher en termes psychologiques – On sait tous qu’il y a un véritable problème, on sait tous qu’on va dans le mur, on sait à 65% en France que l’effondrement est en cours et qu’il va arriver (on a des enquêtes là-dessus) – néanmoins, on va tout de même trouver tout un tas d’échappatoires dont celle que vous venez d’évoquer, de dire qu’en fait “ce n’est pas la faute de la France”, “la France ne pèse que très peu”, “nous on est plutôt les bons élèves de la classe”, “regardez les chinois comme ils sont méchants”, etc.  D’une certaine façon, j’ai envie de dire que la plupart des pays africains pourraient dire “regardez la France comme ils consomment c’est horrible par rapport à nous”.  Si on regarde la Chine, on a un autre problème en réalité, c’est que la Chine a plus de la moitié de son empreinte écologique qui est en fait due à nous, puisque ce sont nos produits qui sont aujourd’hui fabriqués là-bas.  Donc il y a pleins d’excuses qui sont plus ou moins valables aux réalités qui sont assez peu valables et la question du 1% à mon sens se pose différemment.

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C’est à dire qu’en réalité la France, parce qu’elle en a les moyens, parce qu’elle a réussi a, notamment par la colonisation pendant quelques siècles, accumuler je dirais beaucoup de richesses, beaucoup de capacité de vivre, bien au-dessus de ses moyens, puisque nous consommons plus de trois planètes les uns et les autres. Et bien d’une certaine façon elle a la nécessité et la nécessité impérieuse de montrer l’exemple parce qu’elle ne l’a pas fait jusqu’à maintenant. Primo de montrer l’exemple et de devenir ce que j’appelle une minorité active au niveau global parce qu’elle en a beaucoup plus les moyens que pleins d’autres pays que pleins d’autres modes de vie à travers le monde.  Et puis dernière petite chose, la France d’une certaine façon c’est peut-être que 1% mais à un moment donné comme elle donne beaucoup plus de leçons que tout le monde sur la surface de la planète comme c’est un des pays qui donne énormément de leçons depuis pas mal d’années et bien à un moment donné il va aussi falloir qu’elle mette en cohérence les leçons qu’elle donne, son discours et les actes qu’elle fait c’est à dire son action. Et là encore, la France, dans tous les cas peut-être une minorité active à l’échelle mondiale. Il faudrait pour ça qu’il y ait un certain nombre de politiques, d’entreprises et des services de l’état qui soient d’accord pour jouer ce rôle. Mais en tout cas si la France ne le fait pas hélas, regardons bien autour du monde, le Bhoutan l’a fait mais ça ne fait pas la bascule, quelques autres pays essayent de le faire ici ou là. Mais au niveau de la France, je rappelle que la France c’est un certain pays mais c’est aussi en ce moment la présidence de l’Europe qui est bien plus qu’un pays qui est une puissance mondiale importante et que d’une certaine façon si la France ne le fait pas et si l’Europe ne le fait pas, alors on ne voit pas très bien dans le monde qui pourrait prendre le leadership sur ce thème la. Ça serait encore la question qui avait été posée au début du mandat d’Emmanuel Macron qui voulait être le président du climat. Encore une fois on le voit bien, la France c’est beaucoup de paroles, beaucoup d’opinions et pas assez d’actes aujourd’hui. Donc ce serait, d’une certaine façon, pas mal pour la France de résoudre sa dissonance cognitive et de rentrer en consonance.

Cadwal ASSÉMAT : Quels leviers utiliser afin de faire passer les individus d'une démarche dépendant d'une forme de preuve sociale à des actions de l'ordre de l'individuel ?

Erwan LECOEUR : Je ne crois pas à l’action individuelle. Je suis sociologue, ça ne m'intéresse pas ce que font les individus. Ce qui m’intéresse c’est ce que devient la société. Si vous avez des individus qui tuent les femmes par dizaines, ça ne change pas la société. Ça fait peur mais c’est tout. Je prends un cet exemple un peu radical, extrême pour vous montrer que je ne pense pas pour ma part que les individus soient le tout et l’absolu.  L’individualisme qui, depuis le milieu et la fin du XXème siècle a gangréné nos sociétés fait en effet qu’on pense aujourd’hui que c’est l’individu qui peut changer les choses. En réalité, il y a plein d’individus extraordinaires sur cette planète, ça n'empêche pas les guerres ni un tas d’autres choses. Si ces individus sont des ermites ou s’ils s’excluent d’une certaine façon de la société, ils n’influencent pas ni positivement ni potentiellement négativement la société. Donc, un changement social ne vient jamais d’un changement individuel.  Par contre, ce sont des individus qui forment les groupes humains qui vont avoir une importance pour la constitution des normes sociales. Des normes sociales c’est par exemple le fait de mettre votre ceinture de sécurité. Cette norme s’est imposée depuis que j’étais enfant et elle est devenue une évidence aujourd’hui. A l’époque ce n’était pas du tout. Il y a même eu des campagnes phénoménales contre la liberté sur le fait que la liberté était de ne pas mettre sa ceinture si on ne voulait pas. C’était de l’individualisme, c’était je fais comme je veux. Dans notre société, on a ce courant là, extrêmement fort en ce moment avec tout un tas d’individus qui vont, soit, revendiquer des identités particulières, soit revendiquer les droits et éventuellement des devoirs, tout à fait particulier à leur parcours de vie. Sociologiquement, cette approche là n’est pas valable. Elle permet de faire évoluer la société sur un certain nombre de choses avec des individus remarquables, extraordinaires. Néanmoins, les normes sociales sont issus en général d’une forme de statu quo, c’est-à-dire, il y a dans la société des forces sociales, économiques et politiques qui vont faire en sorte que rien ne bouge pour elles. Avant la bourgeoisie c’était la noblesse, le clergé…Toutes ces forces sociales se sont coalisées pour que rien ne bouge aujourd’hui. En gros, un phénomène de bourgeoisie qui a repris ce que certains sociologues appellent le fait que les riches ont gagné la lutte des classes. Ce n’est pas tout à fait faux. Nous sommes sans doute dans des formes d’hiérarchie économique. Là, ce ne sont pas les individus qui réussissent même si on voit parfois des individus comme Bernard Arnault qui réussissent. En réalité, ce sont des grands groupes comme le nom le dit lui-même, le groupe Bernard Arnault, le groupe Bolloré… Si vous pensez que les individus doivent prendre en charge la crise climatique, ça ne marchera pas. C’est impossible. Ce que les individus peuvent prendre en charge, c’est leur propre courage pour rentrer dans des logiques de groupes, de logiques collectives dans lesquelles ils sont capables parce qu’ils atteignent un certain nombre, ils sont un peu plus puissants que les autres en termes de discours, de positionnement, de posture et d’influencer le reste de la société. Par exemple, les féministes dans les années 60, 70 ou le Front National dans les années 80. Le Front National a été une minorité active qui a imposé plein d’éléments de langage dans le discours comme le problème de l’immigration. Avant ce n’était pas un problème, c’était une chance. La sécurité est la première des libertés, c’est le Front National en 1986… Pour les écologistes ou l’écologie en général, ce sont des groupes humains qui peuvent influencer. Il y a des groupes humains constitués : les écologistes en tant que parti, ONG… mais ils n’ont pas réussi encore à faire évoluer suffisamment les normes sociales pour gagner réellement la bataille culturelle, la bataille politique et donc la bataille sociale.  

LA MAJEURE RSE ET ÉCONOMIES ALTERNATIVES

Marie-Laureline TADDEI : A votre avis, à l'instar du code de la route, quelles mesures ou règles l'Etat pourrait mettre en place pour amener les jeunes à suivre ces valeurs et mener les français vers une transition écologique ?

Erwan LECOEUR : L’état fait en sorte que les jeunes suivent des valeurs qu’eux même ne suivent pas, ça ne marchera pas, c’est à dire qu’en réalité une norme sociale elle demande un minimum d’exemplarité, pas toujours, l’état continue de dire qu’il ne faut pas tuer, mais continue à faire la guerre parfois, mais en général, je dirai que dans la question, y a déjà un parti pris qui semble questionnable,  est-ce que véritablement aujourd’hui c’est les jeunes qui posent problèmes et l’état qui serait une solution, je n’en suis pas certain.   Pour répondre à la question : quelles sont les choses, par exemple comme le code de la route que l’état pourrait faire ? Certainement, il y a des choses que l'état pourrait proposer, qu’elle pourra permettre, avant même d’essayer d’imposer quelque chose ce qui marche de moins en moins, vous l’aurez noté dans une société qui est de plus en plus explosée en termes de norme sociale, chaque génération semble avoir la sienne. Il y a des choses que l’état devrait faire à mon sens, c’est permettre non seulement aux jeunes, mais aussi aux moins jeunes d’apprendre et de comprendre ce qui est la crise écologique au global et les moyens d’y remédier, d’une certaine façon, nous sommes très majoritairement confronté à un problème dont nous n’avons ni bien compris tout ce qu’il y a derrière, ni bien compris non plus ce qu’il faudrait faire concrètement, nous n’avons aucun service civique écologique aujourd’hui, nous nous rendons pas à un service civique écologique à la société, par exemple, une proposition que moi en tant que sociologue je pourrais faire c’est d’instaurer une forme de service civique écologique, c’est à dire qu’on passerait une dizaine de mois de sa vie à apprendre ce que c’est que cette crise écologique, cette crise globale, et éventuellement d’autres formes de crises auxquelles nous sommes confrontés actuellement, on le voit bien, y en a pas mal : crise Covid, la guerre en Ukraine, le fait que l’on sache pas sortir du gaz et du pétrole qui pose un certain nombre de problème... Donc on passerait 10 mois de notre vie à la fois à apprendre et à rendre un service à l’Etat, c’est-à-dire à la collectivité, à la société. Et c’est à l’Etat de le mettre en place. Cela est un premier exemple. Personnellement, j’ai connu un service civique, qui est un service militaire civil à l’époque dans les années 90, vous n’avez pas connu cela. Ceux qui étaient plus âgés que moi ont connu pour une bonne partie le service militaire : je ne pense pas qu’il faille aujourd’hui un service militaire nouveau, mais en revanche un service civique, un service national de type civil me semblerait être une très bonne idée pour non seulement instaurer de nouvelles normes de vie en commun, mais aussi pour que l’Etat rendre à ces jeunes et à ces moins jeunes, ce service civique serait aussi bien pour les gens de mon âge sous forme de week-end ou de semaines de stage, l’Etat pourrait nous aider à apprendre et à comprendre et nous rendrions un service. C’est un des éléments, par exemple, qu’on pourrait mettre dans la balance, de mon point de vue de sociologue pour le coup, pour bien insister que ce ne sont pas les individus, tous seuls, chacun dans sa petite vie, qui peuvent changer les choses. L’Etat doit proposer de changer les choses, des pistes, et doit, avant d’imposer des normes, ce qui est nécessaire à un moment donné. Il faudra imposer des normes notamment le calcul de l’empreinte carbone de chaque personne, c’est une norme, ça pourrait être une norme étatique, un certain nombre de normes à l'égard d’individus qui achètent des voitures qui consomment tellement que ce n’est plus possible, etc. Il pourrait y avoir de nouvelles normes de l’Etat mais, je le répète, l'État, à mon sens aujourd’hui, ne peut pas instaurer de nouvelles normes draconiennes sans permettre aux gens de bien comprendre quel est le déroulé.  J’ai envie de dire que c’est un peu comme si on faisait un jury populaire sans jamais dire aux gens ce qu’ils allaient juger. Si les gens ne savent pas de quoi il est question, ils vont juger n’importe comment. De la même façon, quand il faut agir mieux, il faut comprendre mieux, et pour cela l’Etat pourra imposer des normes une fois qu’il aura mis en place des systèmes qui permettront de comprendre à la fois le fond de la norme et pourquoi elle est importante.

Be Brave : Très intéressante cette question de la norme. On l’oublie parfois mais la communication est un vecteur de diffusion des normes et ce qu’explique Erwan est quelque chose d’essentiel dans nos métiers en fond et arrière-fond de notre travail...