Valérie-Martin

Décrire ses intentions et ses actions : le cas de la neutralité carbone

L’interview avec Valérie Martin, cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Médias de l’Agence de la Transition écologique (ADEME).

Mars 2022

Louis Duroulle :

Bonjour Valérie, merci d'être parmi nous ! Valérie, pour vous présenter en quelques mots, vous êtes Cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Médias de l’ADEME, et également très investie sur les sujets de la publicité responsable.

Valérie Martin : Bonjour Louis, bonjour à tout le monde et merci pour l'invitation.

Louis Duroulle: Donc les étudiants vont vous poser leurs questions et nous avons la première question qui nous est posée par Edouard Barthes.

Edouard Barthes : Bonjour à tous, bonjour Valérie. Comme Louis a dit, vous êtes Cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Médias de l’ADEME, l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. En guise d’introduction, est-ce que vous pouvez présenter le travail de l’agence sur les questions justement de communication responsable ?

Valérie Martin : Tout d'abord, l’ADEME maintenant s'appelle l'Agence de la Transition Écologique, ce qui montre bien aussi cette urgence à agir, cette urgence climatique face aux enjeux liés à la biodiversité. En effet, on a souhaité mettre en cohérence nos missions avec notre nom. Donc depuis deux ans on a fait évoluer notre nom, peut-être pour vous rappeler que l’ADEME travaille depuis très longtemps sur cette question de la communication responsable sous deux angles. À la fois sur sous l'angle de l'éco-socio-conception des outils de communication, pas simplement de la publicité mais plus globalement des outils de communication ; et puis sur la façon dont la communication et notamment la communication publicitaire va façonner nos consommations, nos références, nos représentations sociales, etc. Donc on va s'interroger et s’intéresser plus largement à l'impact des messages qui vont être véhiculés par la communication.

Alors, dès 2007, au moment du Grenelle de l'environnement, on a publié le guide de la communication responsable et en 2012 nous sortons le guide de l'anti-greenwashing (il est toujours largement accessible, je vous invite à aller le lire). Cette période est assez compliquée, 2007-2009 : on est en plein pic de greenwashing, les tensions existent et on se rend compte que ce sujet de la communication n’est pas à prendre à la légère.

En matière d'outils méthodologiques, on va continuer à le prendre en main également avec par exemple l'outil ADERE, l'autodiagnostic pour les responsables d'évènements ; et des outils aussi plus pratiques sur la façon dont on va pouvoir aider les restaurateurs pour une restauration événementielle plus durable notamment. Puis en 2019, on s’est dit il faut absolument qu’on révise le premier guide qu’on avait fait il y a 12 ans parce que l’on avait bien conscience que le paysage économique et social était en profonde mutation, marqué par ces enjeux énormes en matière de risques climatiques, d’épuisement de nombreuses ressources qui allaient affecter aussi directement la fonction de communication. Il y a l’explosion du digital, la multiplication des émetteurs via notamment les réseaux sociaux et autres influenceurs, et il y a l’émergence des fake news. 

Puis on arrive à un moment où justement on commence à parler de la convention citoyenne, on a les premiers rapports ou études qui vont paraître, avec notamment en 2020, de nombreux rapports qui vont souligner l’impact négatif des marques sur l’environnement et la santé, et qui vont prôner des changements profonds dans l’offre des entreprises et aussi en matière de régulation publicitaire. Petit à petit, on se dit qu’il faut absolument qu’on essaie de mieux expliciter ce qui se passe parce que notre rôle, à nous l’ADEME, c’est d’accompagner les communicants pour les aider à aller vers une communication plus responsable. C’est ça le message qu’on a toujours envie de faire passer : qu’on soit communicant, publicitaire ou marketeur on a une responsabilité énorme sur l’imaginaire collectif dans la société. Donc il faut absolument que l’on adapte la fonction de communication aux nouveaux impératifs environnementaux, au premier rang desquels se trouve cette question de la contrainte climatique. Il faut qu’on comprenne mieux, chacun d’entre nous, la société actuelle et les enjeux auxquels on fait face. Pour nous, il s’agissait, avec notamment ce renforcement de notre action en matière de communication responsable, d’aider les communicants à se poser la question de la vision sociétale que va porter une communication qui se voit et qui s’entend. 

À partir de là, on va avoir 4 axes d’action :

  • sur le fond des messages véhiculés par les publicités, par exemple tous ceux qui promeuvent la surconsommation ou les stéréotypes
  • sur la forme, avec l’impact environnemental des différents supports de communication, on parle de papier, de numérique, de contenus audiovisuels
  • la question du marketing est également pour nous quelque chose qui d’extrêmement important
  • l’implication des médias en tant que tels.

Donc on a décidé d’accompagner, notamment en publiant le guide de la communication responsable, tous les communicants et marketeurs qui travaillent, soit dans le secteur privé soit dans le secteur public ou associatif, et qu’ils soient des professionnels qui sont déjà sur le terrain ou des professionnels comme vous tous aujourd’hui qui sont en devenir, et qui travaillent également en direction des acteurs de la RSE dans les entreprises parce qu’il est indispensable que le monde de la communication et le monde de de la RSE travaillent main dans la main. En complément de ce guide, on a sorti un site où vous retrouverez l’ensemble de nos actions, parce que sans cela, il faudrait beaucoup de temps pour en parler. C’est le site communication-responsable.ademe.fr. Petite spoiler alerte :  la V2 du guide de la communication responsable devrait sortir à l’été.

LD : Merci Valérie, et justement dans la continuité de cette sensibilisation professionnelle de la communication et du marketing, vous avez parlé des actions qu’ADEME a commencé à faire depuis 2007/2008. Comment pensez-vous que le fait de parler davantage du marketing environnemental affectera la décision des entreprises de se lancer dans ces mouvements, dans l’écologie et de faire la promotion de la communication responsable ?

Valérie Martin : C’est une très bonne question, merci beaucoup Annabelle. En fait, je pense que les mentalités évoluent, que la plupart des entreprises ont compris l’urgence et la gravité des enjeux environnementaux et sociétaux mais qu’elles ont également bien compris les risques qui pouvaient en découler si elles n’agissent pas. Je pense que l’on peut dire que les entreprises les plus performantes seront nécessairement les entreprises les plus engagées. Les plus pérennes seront celles qui vont intégrer le plus l’impact sociétal et environnemental au cœur de leur modèle de création de valeur. Toutes les organisations sont concernées, elles s’impliquent toutes mais avec des degrés de maturité qui sont très variables.

Deuxième point important, face à cette urgence environnementale et sociale, les citoyens attendent de plus en plus des entreprises et des marques qu’elles s’engagent dans la transition : on est à un moment charnière. Je ne sais pas si vous connaissez le sondage, le baromètre Greenfeld Ademe que nous publions tous les ans et tous les deux ans ?  Le dernier, qui date de 2021, nous dit bien que seulement 31% des consommateurs font confiance aux marques. On est donc à un moment paradoxal. Cette même étude nous dit que pour 88% des citoyens qui disent qu’on vit dans une société qui nous pousse à acheter sans cesse et dans le même temps pour un peu plus de 80%, ils disent « je m’interroge de plus en plus si je vais vraiment avoir besoin d’un produit avant de passer à l’acte d’achat ».  Tout ça, ce sont des warnings. Mais ils nous disent aussi « on fait à 64% davantage confiance aux marques qui proposent des produits à moindre impact environnemental » et ils attendent aussi à près de 90% que les marques, les entreprises, les distributeurs les guident dans leur choix pour consommer à la fois moins, mais mieux. 

Donc je pense qu'on est vraiment à un moment où aujourd'hui, nous sommes à la fois sous la pression des consommateurs mais aussi plus largement sous la pression des employés, des ONG, des médias et des jeunes également qui vont arriver sur le marché du travail et qui pourraient vouloir travailler dans ces entreprises. Puis, on a aussi la pression du législateur avec la loi climat et résilience, la pression des actionnaires, etc. 

Il y a un besoin de communiquer dans une situation qui est à un moment qui n'est pas si simple que ça. Et pour moi, oui, en parlant davantage de marketing environnemental, on va pouvoir avoir des entreprises qui vont pouvoir davantage communiquer, mais elles vont devoir être extrêmement prudentes. L'enjeu pour elles, c'est avant tout de lier communication et actes, puis surtout discours et preuves concrètes. Les mots-clés, c'est humilité et honnêteté.  Je ne pense pas que ni les citoyens ni les consommateurs attendent des marques parfaites. Mais, à minima, ils attendent que les marques agissent en cohérence et s'interrogent réellement sur leurs pratiques et sur leur impact sur l'environnement et la société.  Et forcément quand la marque va travailler la promotion d'offres plus vertueuses, les communicants vont devenir partie prenante et acteurs de la transition écologique. On rentre donc dans un cercle qui permet d'aller offrir encore plus de produits à un moindre impact environnemental.  Donc au-delà d'une question qui toucherait la seule fonction communication, on voit bien que c'est toute la fonction, le rôle et le modèle de base de l'entreprise qui va être interrogé. Et si on ne fait pas ça de façon réelle, sincère et transformative, ça ne fonctionnera pas.

LD: Nous avons une autre question pour vous : « 100% neutral carbone », « Livraison zéro carbone », « Certifiée Carbon Neutral » … ces mentions se multiplient sur les produits et services. Permettent-elles de faire le tri entre les démarches sincères et trompeuses et sont-elles suffisantes pour rassurer le consommateur ?

Valérie Martin : Cette question doit certainement être guidée par la publication de l'avis d'experts que nous avons fait au mois de février. Pour rappeler ce qu’est la neutralité carbone, on va le définir comme le fait de séquestrer autant de carbone qu'on en émet pour stabiliser son niveau de concentration dans l’atmosphère. Forcément, cette définition fait que la neutralité carbone ne peut être appréhendée qu'à l'échelle de la planète. Or, comme vous l'avez bien dit, on voit se multiplier tout un tas d’appellations comme « 100% neutral carbon», « Livraison neutral carbon », voire « Essence 100 % compensée », dans des campagnes publicitaires ou sur des produits du quotidien.

Or, cette allégation de neutralité elle est problématique pour plusieurs raisons :

  • D'abord, elle va reposer sur quasi systématiquement sur le concept de compensation, qui, de fait, va recouvrir des réalités qui sont extrêmement différentes et elle va notamment s'appuyer sur une idée reçue,  l'approche arithmétique qu’une tonne de CO2 émise serait toujours égale à 1 tonne compensée, ce qui n'est pas vrai, que ce soit pour des raisons de temporalité d’émissions ou pour des raisons de méthodologie utilisée.
  • Deuxièmement, ce terme de neutralité carbone va suggérer à tort qu’il est possible de lutter contre le changement climatique sans réduire fortement ses émissions et donc sans rien changer de ses habitudes.
  • Troisièmement, cette allégation empêche le citoyen de repérer les entreprises ou les organisations qui sont réellement engagées dans une réduction drastique de leurs émissions et dans le financement de projets qualitatifs de compensation.
  • Et le 4e point que j'aimerais mettre en avant, quand on parle de communication, de publicité, on parle aussi d'imaginaire. On parle de nouveaux récits, et c'est important de revenir aux fondamentaux même de ce qu'est la communication.

Donc avec ce terme neutralité carbone, selon nous, on va freiner la diffusion de récits mobilisateurs. On en revient à une communication très comptable, la comptabilité carbone et donc tout ce qui va être associé à cette réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, à tout ce nouveau projet de société et de refondation de l’entreprise, qui est appelé derrière avec les bénéfices associés à la réduction des émissions, tout ceci est complètement occulté. Dans la neutralité carbone, on ne vous parle pas de permettre une meilleure qualité de vie, on ne vous parle pas d’offrir une alimentation plus saine ou un air pur, etc. Le fait de réduire la question du changement climatique à une histoire de comptabilité carbone, c’est un peu court.

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Donc ça veut dire que ça va encore plus contribuer à la fragilisation de la relation de confiance entre le public et les marques. On l’a vu tout à l’heure, il y a seulement 31% des consommateurs qui déclarent faire confiance aux marques, on est à un niveau qui est déjà extrêmement faible. À un moment ou à un autre, quoiqu’il se passe, la vérité va éclater et ça va revenir en effet boomerang, donc attention à l’utilisation de ce concept de neutralité carbone qui est utilisé majoritairement comme un outil de communication et qui peut donc être vu comme une nouvelle forme de greenwashing parce que ça va être le prétexte à de l’affichage, de la déclaration abusive. Donc ce terme ne nous permet pas d'avancer et d’engager de véritables actions.

Alors, dans l’avis d'expert que nous avons rendu et que je vous invite à regarder, et bien on recommande à tous les acteurs de s’engager dans une démarche de communication responsable et qui est la seule qui permettra de valoriser réellement les actions qui sont engagées. Encore cette histoire de véracité, cette histoire aussi d’appuyer sur des preuves, ça permettra aussi de valoriser les équipes, de valoriser également le travail des parties prenantes qui sont associées pour contribuer à l’atteinte de la neutralité carbone sans tomber dans des risques de greenwashing … Et je pense qu’il est important que tout le monde comprenne que le terme de neutralité carbone, ça projette un imaginaire véritablement trompeur qui masque l’urgence à agir et à diminuer fortement nos émissions. En quelque sorte, on appelle à objectiver la communication, on appelle à parler de réduction drastique de nos émissions mais également de la trajectoire de réduction de ses émissions qu’on va se fixer,  de donner des chiffres, de donner des explications, bref d’être transparent. C'est absolument indispensable si on veut éviter toute confusion du public sur la réalité des impacts et sur leur diminution.

On a donc fait dans notre avis d’expert, des recommandations tant pour la communication institutionnelle que pour la communication sur les produits avec des propositions de formulation. Je voudrais terminer sur cette question importante en rappelant que de toute façon dans la loi climat et résilience, l’article 12, cette allégation va se trouver fortement encadrée pour les produits et les services. On attend le décret qui devrait être publié au mois d’avril.

LD : Merci Valérie, nous avons a une dernière question à propos des énergies fossiles. Alors justement nous on a vu que le Ministère de la Transition Écologique soumet justement à la consultation du public du 25 février au 18 mars 2022 un projet de décret relatif à l’interdiction de la publicité sur les énergies fossiles. Est-ce que vous pensez donc que la communication a un rôle à jouer sur le débat de la neutralité carbone ?

Valérie Martin : Merci beaucoup Clément, c’est l’article 7 de la loi climat et résilience qui prévoit effectivement l’interdiction de la publicité relative à la commercialisation en faisant la promotion des énergies fossiles et qui doit entrer en application en août 2022. Effectivement le décret est en cours de consultation publique et devrait être publié à l’issue.

Moi je trouve que par rapport à la question précédente également, que ça soit ce décret que ça soit celui relatif à la négation sur la neutralité carbone, et bien ça montre bien que désormais l’utilisation de termes pouvant être assimilés à du greenwashing expose les organisations à des risques de controverses. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment un bon nombre d’organisations parmi lesquelles “Un réveil écologique”  ou “Les perles du greenwashing”, et puis beaucoup de lanceurs d’alertes qui faisaient ça depuis longtemps, vont faire pression sur la marque. Mais aussi, c’est que désormais, les marques vont être exposées à des risques juridiques avec la loi climat et résilience où on change désormais véritablement de braquet. 

Or, c’est ce que je disais tout à l’heure, l’atteinte de la neutralité carbone, ça impose véritablement une réduction drastique de nos émissions et donc ça va passer par des choix de société, par un chemin, par des modes de vie plus sobres, c’est ça qu’il faut retenir. 

Du coup cette disposition va nous permettre d’avoir une communication qui sera plus juste, plus équilibrée, et au-delà des formulations marketing qui sont parfois, certes très séduisantes, mais qui dans les faits vont induire en erreur le public sur la réalité du chemin à parcourir et sur l’urgence à le faire. Du fait du pouvoir extrêmement important d’influence sur la société dont dispose la communication, et notamment la communication publicitaire, il est important qu’elle se penche là dessus et qu’elle réfléchisse à ce qu’elle a envie de promouvoir et la façon dont elle a envie de participer réellement à la transition écologique.

Par ailleurs, il faut aussi qu’on ait conscience que s’engager dans la transition écologique va signifier changer les comportements et transformer les usages. Forcément, en tant que communiquant, nous avons un rôle crucial à jouer, à la fois pour accompagner la pédagogie nécessaire mais aussi pour donner envie de passer à l’action. Et ça n’est pas en promouvant un mode de vie incompatible avec la neutralité carbone à l’horizon 2050, que nous allons y arriver. Il faut donc mettre en cohérence l’ambition qui est la nôtre et donc participer à la révolution du secteur de la communication.