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Les marques sont-elles libres de s’exprimer aujourd’hui ?

Éric Van de Valle, sémiologue, conseiller en positionnement de sens et communication, enseignant à ISCOM.

Article élaboré avec la contribution des étudiants de 4ème année à ISCOM, spécialité MKP.

 

L'intitulé de cette question peut induire d'emblée l'idée que les "marques" et les entreprises seraient moins libres de s'exprimer aujourd'hui. Avant d'aborder cette application spécifique de la liberté, prenons un moment de recul.

Qu’est-ce que la liberté ?

Définir c’est aussi « dé-finir », c’est à dire, paradoxalement, ne pas se contenter d’une définition… Liberté: « Situation d'une personne qui n'est pas sous la dépendance de quelqu’un. Possibilité, pouvoir d'agir sans contrainte ; autonomie.» Sans être exhaustif, évoquons quelques pistes philosophiques. 

La liberté est liée à la nature humaine… valeur d’ouverture et mouvement vers la libération

Platon: c’est la liberté du sage qui tente de faire sortir ses frères humains de la caverne. 

Jaurès : Le premier des droits de l’Homme c’est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de la pensée. 

Sartre : l’homme est condamné à être libre.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : Les hommes naissent libres et égaux en droit. 

Pic de la Mirandole, la liberté est la « dignité humaine » : «Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures (…)»

La liberté n’existe qu’entre des cadres…

Spinoza : « telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent ».

Einstein : « je ne crois point, au sens philosophique du terme, à la liberté de l'homme. Chacun agit non seulement sous une contrainte extérieure, mais aussi d'après une nécessité intérieure ».

Rousseau : « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ».

Envisager la liberté uniquement comme un exercice qui se joue entre des limites serait réducteur. Plus largement, sur le plan de nos existences, elle est avant tout un processus, un chemin, une œuvre de libération jamais achevée. En ce sens elle est aussi un idéal, une valeur, mais une « valeur ouverte ».

Quand la devise Républicaine met en avant la Liberté, c’est aussi parce que c’est la seule « valeur » qui contiendrai un antidote au dogmatisme, au contraire par exemple de la « valeur Travail » imposée malheureusement par Pétain pendant la Seconde guerre mondiale.

Qu'en est-il de la "liberté d'expression" ? 


Nous l’avons vu, la liberté est à la fois une « valeur ouverte », n’existant que grâce à des cadres et intrinsèquement liée à la nature humaine. La loi qui encadre la liberté d’expression a pour but de permettre à la liberté de s’épanouir, d’éviter que la liberté « ne se retourne contre elle-même, qu’elle devienne anarchie.

La liberté d’expression est un droit pour tous, en France. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 garantit cette « liberté fondamentale », chaque citoyen peut exprimer ses idées et ses opinions.
 Mais cette liberté a quand même des limites. Il faut concilier la liberté de s’exprimer avec le respect des autres.
 C’est donc la loi qui impose des limites. Le racisme, l’antisémitisme, la haine raciale et l’apologie du racisme ne sont pas des opinions. Ce sont des délits.
 On peut être condamné par la justice pour certains propos :


  • si on incite à la haine, la violence ou la discrimination raciale contre des gens

  • si on provoque au terrorisme ou si on en dit du bien

  • si on conteste des crimes contre l’humanité

  • si on porte atteinte à l’honneur de quelqu’un à cause de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. (c’est ce qu’on appelle la diffamation).

  • si on profère des injures contre quelqu’un en raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.


Si on fait l’apologie du terrorisme sur internet, on risque une peine de prison plus importante (jusqu’à 7 ans). 
En respectant ces règles, les citoyens et les organes de presse ont le droit de se moquer ou de caricaturer.

La liberté d'expression des entreprises a-t'elle des conditions spécifiques ?

Les entreprises et leurs marques n'échappent pas aux lois qui s'appliquent aux citoyens. Dans le contexte économique et celui de l'entreprise, s'appliquent les limites du droit individuel et s'ajoutent celles de domaines spécifiques du droit professionnel : règlementations (CNIL, CSA, ARPP...).

Ces cadres limitent heureusement des excès ou manquements possibles.

Mais tous les messages ne sont pas encadrés par la loi. Si les excès évidents sont interdits, il n'en reste pas moins qu'une grande latitude d'expression subsiste, permettant aux marques de véhiculer à la fois des messages positifs, ou anodins, mais aussi d'autres qui peuvent soulever la question de leur limitation et/ou être critiqués pour leur influence négative.

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Certains messages passent sous le seuil de vigilance de la loi. H&M et son enfant noir habillé d'un sweat shirt "the coolest monkey in the world"... Dove qui montre une femme noire, retirant sa peau pour dévoiler une personne blanche...

Plus nombreux sont ceux qui ne relèvent pas de la loi mais qui peuvent « entamer » la dignité humaine: sexisme, défaut d’inclusion, stéréotypes physiques, de genre, de classe sociale, green, social, woke washing, incitations à la sur-consommation.

Il est possible d’interroger aussi le mécanisme naturellement « emphatique » de la communication et de la publicité: faire rêver pour susciter le désir… mais jusqu’où ? Une boisson gazeuse comme Coca-Cola peut-elle encore prétendre aujourd’hui « apporter la paix et l’unité dans le monde » uniquement avec un message publicitaire, non suivi d’actions concrètes ?

On ne peut que se réjouir des prises de conscience actuelles, qui veillent à ce qui dégrade l’humain et son environnement. Le libéralisme économique apprend qu’il ne peut plus fonctionner selon sa propre non-loi du « business is business ».

La liberté d'expression des entreprises doit-elle investir le champ politique ?

De plus en plus d’entreprises comprennent aujourd’hui que la liberté ne consiste pas à faire et à dire n’importe quoi, sous prétexte de réaliser des profits. Le mouvement RSE, la « Good économie », le désir de formuler une « Raison d’être » encouragé par la loi Pacte, incitent à des rectifications éthiques et à une compréhension de la liberté comme « responsabilité » envers l’individu et la collectivité.

La « vraie liberté », est de plus en plus comprise comme le fait de contribuer à ce qu’Aristote nomme le « bien individuel » et le « bien commun ».

Quand Danone devient « entreprise à mission » en proposant dans sa raison d’être, « d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », elle manifeste l’intention d’interroger ses processus et ses impacts selon une « éthique ». Dire cela et plus seulement « vendre un maximum de yaourts au profit d’une croissance sans limites », est déjà « politique » au sens grec de polis, la préoccupation de la « cité ». C’est l’entreprise « citoyenne », cherchant à contribuer positivement à l’ensemble culturel et naturel.

Reste à le réaliser, c’est à dire à le rendre « vrai »… la liberté est un chemin.

Les marques sont-elles donc libres de s’exprimer aujourd’hui ?

Non, elles le sont moins en apparence si on voit seulement comme une entrave la pression éthique nouvelle qui pèse de plus en plus sur elles.

Oui si on réalise que ces limites sont la condition même de la « vraie liberté », celle qui permet l’épanouissement des individus et de la collectivité, celle qui permettrait de mieux conjuguer économie, humanité et nature.