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Réseaux sociaux : protection des données, anonymat et liberté d'expression

Bonjour Denys, merci d’avoir accepté mon invitation à cette interview. Je rappelle à nos lecteurs que vous êtes consultant, éditorialiste, expert en identité numérique et intervenant à ISCOM. Les questions que je veux vous poser concernent les réseaux sociaux. Tout d’abord, le modèle économique actuel des réseaux sociaux est construit autour de l’utilisation des données. La protection des données personnelles, est-ce donc une illusion ?

Oui et non. Être protégé sur Facebook ne veut pas dire être protégé de Facebook. Il en va de même pour tout autre réseau social prétendument gratuit : Instagram, TikTok et consorts. Chacun de ces réseaux sociaux accorde une importance capitale à la protection des données de leur utilisateurs, car c’est à la fois le gage de leur réputation et la matière première de leur modèle économique auquel les utilisateurs consentent implicitement : échanger des informations personnelles contre l’accès au réseau social au lieu de payer pour celui-ci. C’est ce que l’on appelle le capitalisme de surveillance ou l’économie de l’attention. À l’aune d’un tel modèle, l’expression « données personnelles » est en quelque sorte fallacieuse. Pour prendre ou reprendre le contrôle de nos données, pas de secret : payer (ce n’est pas toujours une garantie) ou/et assumer la responsabilité du contrôle de ses données, voie ouverte par le Web 3 dont le protocole Bitcoin est la genèse.  

Récemment, on a assisté à l’affaire « TwitterFiles ». Est-ce qu’on peut responsabiliser les réseaux sociaux aujourd’hui ? Et comment ?

S’il est vrai qu’un réseau social est avant tout une entreprise privée —libre à elle de faire valoir ses propres règles dans le cadre de la loi, et libre aux utilisateurs de rester ou non sur la plateforme—, elle peut avoir une incidence publique telle qu’une confusion finit par s’installer entre actif d’entreprise et bien public : si tel ou tel politicien ne peut plus raisonnablement exercer son mandat sans bénéficier d’un accès à telle ou telle plateforme, cette dernière peut-elle encore être considérée comme strictement privée ? 

Les « Twitter Files » mettent en lumière les choix (et leurs motivations) en matière de gestion de contenu sur le réseau social, par exemple avec la suspension du compte de Donald Trump, alors président en exercice, ou la censure de contenu relatif à la gestion de la pandémie de covid-19. Responsabiliser les réseaux sociaux quant à la façon de concevoir et d’appliquer leur politique en matière de contenu implique-t-il plus de censure ou moins de censure ? Selon les convictions politiques des uns et des autres, la réponse ne sera pas la même. Plus fondamentalement, c’est parce qu’il n’existe pas de définition claire de ce qu’est une « fausse information » —une croyance est-elle une fausse information ? — ou de ce qu’est la « haine » —un désaccord politique peut-il être considéré comme de la haine ?— que la question d’une action sur tel ou tel contenu peut être complexe. Et la réponse sujet à polémique. Quand la zone grise s’impose, l’exercice de la délibération, l’essence même d’une société démocratique, bien que plus exigeant qu’une réponse verticale et autoritaire, est ce qu’il faut continuer d’encourager. À cet égard, il est aujourd’hui légitime de questionner la mainmise d’Elon Musk sur Twitter, non pas tant pour le pouvoir dont il dispose que pour le contrepouvoir dont il semble manquer. L'Oversight Board, ce comité mis en place par Meta (ex-Groupe Facebook) pour trancher des décisions complexes en matière de modération est une approche intéressante. Elon Musk a évoqué la mise en place d'un comité similaire pour Twitter en octobre dernier. Nous devons encourager cela.

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Doit-on interdire l’anonymat sur les réseaux sociaux ?

À vrai dire, l’anonymat n’existe pas sur les réseaux sociaux. Si le grand public peut ignorer tout de vous, le croisement de quelques données suffit à vous identifier. C’est une question de moyens déployés. Plus que l’anonymat, c’est le pseudonymat dont il est question. Celui-ci offre aussi bien les moyens d’une expression publique moins contrainte, par exemple sur le plan politique, qu’un moyen d’expression de certains des plus bas instincts de l’Homme. Il est raisonnable de vouloir préserver la liberté d’expression quand elle s’inscrit dans un cadre civilisé tout comme nous gagnons à nuire à la bêtise en réduisant la propension aux pratiques de harcèlement en ligne que l’expression sous pseudonyme facilite. Comme pour tout sujet un tant soit peu complexe, il n’y a donc pas de solution parfaite. Il n’y a que des compromis. Une piste à explorer parmi d’autres pourrait consister, à l’instar d’un BlaBlaCar, à encourager la vérification d’identité sur les réseaux sociaux. Le fil d’actualité pourrait ensuite être remodelé comme l’a récemment fait Twitter dans sa section dédiée aux notifications : un fil dédié aux seuls comptes certifiés (idéalement vérifiés) et un fil qui reprend tous les comptes, en ce compris les comptes sous pseudonyme ou automatisés.  

Une question plus large. Comment voyez-vous les tendances dans le monde des réseaux sociaux : allons-nous vers plus de restrictions ou plus de liberté ?

Tout dépend de où on parle. Le Moscou post-24 février 2022 ou le Téhéran post-16 septembre 2022 n’est pas celui d’avant. Quant à nous, gardons à l’esprit que la liberté (d’expression) est consubstantielle à la démocratie. Et que la démocratie n’est jamais un acquis ; la pandémie nous a montré qu’il est aisé d’emprunter une pente autoritaire. Elle est un idéal pratique qu’il importe de défendre, d’améliorer et de préserver. Et c’est un enjeu de taille à l’heure de la mise en données du monde. Aussi longtemps que nous réussirons à préserver cet idéal, il n’y aura pas « plus ou moins » de restriction ou de liberté. Il y aura toujours le même niveau d’exigence qu’un tel système impose : penser le complexe et agir par le débat, la délibération et le consensus en conséquence.